C’est une évidence de dire que depuis Watchmen, de nombreux autres comics critiquant l’idéal super-héroïque lui ont emboîté le pas. Ce qui l’est moins, c’est d’analyser ce qu’ils ont repris de cette œuvre visionnaire : le plus visible consiste en des personnages plus humains et un ton plus pessimiste, afin de coller à un certain degré de réalisme ; mais il faudrait aussi y ajouter une forte tendance à l’uchronie, ce style permettant d’imaginer plus en profondeur comment pourrait changer le monde sous l’influence des super-héros, et une dose de violence toujours plus grandissante à mesure que notre société s’emmure dans son cynisme et que nous sombrons vers des temps de guerres interminables. (Tous ces éléments marchent si bien que même Alan Moore, déclarant qu’il en avait sa claque des superslips, a finalement remis le couvert avec exactement la même formule.) Et c’est carrément d’ultraviolence dont nous allons parler ici, puisque The Boys est sans doute le plus acerbe et le plus jusqu’au-boutiste de tous les héritiers de Moore.

Place donc à un monde où les super-héros sont fabriqués à la chaîne. Grâce au composé V, substance généreusement administrée par la très louche compagnie Vought-American, des millions de surhommes peuvent travailler pour répandre la bonne parole de l’impérialisme étasunien à travers le monde (et ce en toute légalité, sans que personne n’ait à mettre en pratique de théories du complot bidon comme celle des Supermen). Forts, brutaux et remplissant donc tous les idéaux de la virilité (avec quelques femmes pour la caution progressiste), ils peuvent combattre le crime et le terrorisme avec bien plus de liberté que la police et l’armée, ce qui leur permet de massacrer des civils, pardon, faire des dommages collatéraux, sans inquiéter personne. Grâce au soutien inconditionnel du peuple, du privé, et d’une bonne partie de l’État, ils peuvent également abuser de leur célébrité pour commettre des viols et des excès en tous genres. La pop-culture leur permet d’asseoir un puissant soft-power, puisqu’ils sont les héros de comics narrant leurs aventures, tenant bien plus de la propagande de guerre que de simple reportage. L’exemple le plus marquant est lorsque la plupart d’entre eux se rend à une partouze géante en prétendant aller combattre une menace extraterrestre à la Thanos… Ah oui, parce que je vous avais pas prévenus ? Il s’agit d’une BD d’humour !

Eh oui, vous l’aurez deviné, The Boys est une satire extrêmement acerbe des comic books mainstreams : leur manichéisme, leurs personnages sans grande psychologie, leurs séries et crossovers sans fin, leur progressisme en carton servant à montrer patte blanche auprès du lectorat Démocrate, et tous les autres effets de manche visant à faire vendre une production privilégiant la quantité à la qualité et cachant bien souvent une idéologie néolibérale prônant l’interventionnisme et l’absence d’esprit critique. L’humour noir déployé s’exprime aussi par des blagues trash en tout genre, un grand pouvoir impliquant de grandes catastrophes dès lors qu’on devient un connard arrogant (ce qui finit presque inévitablement par se produire). Ainsi, le point de divergence de cette uchronie est que le principal attentat du 11 septembre a eu lieu sur le pont de Brooklyn plutôt que les World Trade Center : les Sept (en gros la Justice League locale), en voulant stopper l’avion, n’ont réussi qu’à massacrer tous ses passagers et l’ont laissé se crasher en catastrophe sur le fleuve. Moins de victimes ? Peut-être. Mais symboliquement, cela veut dire surtout que la bourgeoisie étasunienne n’a pas eu à s’inquiéter de la menace terroriste, puisque ceux qui en ont fait les frais sont les prolos new-yorkais… Encore un effet de justice de classe.

Après ce malencontreux incident, les supers ont évité de se ré-impliquer dans les événements politiques majeurs, préférant en rester aux petits fours et au désormais sacro-saint cocktail coke / putes / gros mythos devant la foule en délire (bref, exactement comme pour les groupes de rap…). Or les choses pourraient bien changer à présent que Vought-American fait du lobbying pour les inclure dans l’armée… mais aussi qu’il se forme un groupe particulièrement coriace de superméchants.

Ces superméchants, ce sont les P’tits Gars, une équipe officiellement chargée par Washington de prévenir les dégâts que pourraient causer des super-héros un peu trop zélés, mais dont le chef, Billy Butcher, a pour envie unique d’exterminer toute cette racaille. Nous découvrons son équipe de joyeux drilles par les yeux d’Hughie, nouveau dans la bande et le nez encore dans les théories complotistes : son caractère exagérément candide (le dessinateur Derrick Robertson a d’ailleurs créé son visage en reprenant celui de Simon Pegg, ce que l’acteur comique a très bien pris) instaure entre lui et Butcher un certain côté Rick & Morty, mais en moins fantasque et avec encore plus de bains de sang. Les autres membres sont un Français délicieusement cliché, une Fille mutique cachant visiblement de lourds traumatismes, et la Crème, bon père de famille mais lui aussi durement éprouvé par la vie. Derrière les potacheries grand-guignoles à base de torsions testiculaires et de visages arrachés avec les dents, se glissent donc peu à peu des éléments de drame. Hughie tombe sans le savoir amoureux de Stella, nouvelle recrue des Sept qui subit constamment des VSS de la part de ses coéquipiers, tandis que Butcher, empêtré dans ses désirs de vengeance, finit par reproduire le virilisme, l’autoritarisme, le sadisme, bref la plupart des vices des gens qu’il combat.

Tout cela donne un riche et cohérent mélange des genres : la tonalité cruelle et désespérée permet d’alterner entre comédie grinçante, drame, social, action et thriller. Chaque personnage est accablé de défauts, et ses qualités n’en ressortent que plus : dans un meurtre où hypocrisie et brutalité sont de mise, rien de plus agréable que de tomber sur un peu de franchise, d’amitié, et parfois même, de tendresse.

Seulement, pour en arriver là, j’aime autant vous prévenir : il vous faudra à côté de ça supporter à chaque aventure des pages entières de boucheries, tortures, mutilations, et autres sévices sexuels. Certaines personnes me lisant seront sans doute scandalisées que l’on puisse faire des blagues sur des sujets pareils. À cela, je réponds que ma boussole en humour noir est très simple : on peut aller aussi loin qu’on veut dans l’horreur et l’absurde du moment que ce sont les tortionnaires dont on se moque, pas les victimes. Quand le chef des Sept ordonne à Stella de le sucer avec un sourire niais qui ne dépareillerait pas chez un certain Ministre de l’Intérieur, je m’esclaffe. En revanche, quand on découvre que Butcher a dressé son pitbull à violer tous les animaux qu’il juge un peu trop agaçants, fatalement je souris beaucoup moins.

Et puis c’est bien joli toutes ces bonnes intentions de combattre le système, mais on va quand même pas laisser les femmes se vêtir comme elles veulent ! Quand on présente la Crème, Butcher explique à sa fille qu’elle a pas intérêt à s’habiller comme une pute si elle veut pas se faire ramoner par tout le quartier. Cette scène est catastrophique, car non seulement Butcher relaie une idée reçue le plus souvent destinée à excuser les violeurs, mais en plus elle sert à le présenter comme une figure vertueuse, non sans une certaine dose de paternalisme. Ah là là, heureusement qu’on est là nous les hommes, pour prévenir les femmes qu’elles risquent de se faire violenter par d’autres hommes…

Enfin, je ne pouvais pas faire l’impasse sur le cas Stella. Elle manque de se faire violer par Train-A, sans doute le plus immature des Sept, et ne manque pas de le rappeler. Mais la triple fellation qu’elle a dû subir, en rentrant chez les Sept ? Elle n’en reparlera jamais, comme si ce n’était pas un viol. Je me sens obligé de rappeler les bases : un viol, ce n’est pas nécessairement une pénétration anale ou vaginale sans consentement. Ça peut être aussi une pénétration orale, une éjaculation faciale, ou même un tripotage ou un frottement prolongé. Et ça ne se limite pas à un organe génital : on peut aussi en commettre un avec les doigts ou un sex-toy. Dire qu’il n’y a viol que lorsque la victime est une jeune femme court-vêtue dont le vagin s’est fait déchirer par le pénis d’un homme armé d’un couteau au coin d’une rue lors d’une nuit sans lune, c’est la meilleure façon de décrédibiliser l’immense majorité des victimes.

Malgré ces quelques problèmes de sexisme, The Boys est une BD plutôt recommandable, pour son portrait au vitriol de notre époque, ses personnages attachants et ses dilemmes moraux. J’ai lu avec plaisir ce premier omnibus et je n’hésiterai pas à lire le second, ainsi qu’à pirat… regarder sur Amazon Prime la série à succès qui en a été tirée. Car après tout, c’est pour ma culture…

Un commentaire sur « « The Boys » : Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi, et se réjouir des lamentations de leurs femmes ! »

Laisser un commentaire