Bon cette fois-ci je lâche les rênes. Je ne réponds plus de rien. C’est pas une BD pour laquelle j’éprouve une grosse animosité, parce que j’y suis allé en toute connaissance de cause en sachant que ce serait nul. Mais ma critique risque d’être à l’image de ce que j’ai lu : un énorme foutoir.

Doomsday Clock. Donc. L’idée était de faire une suite à Watchmen qui redorerait le blason des super-héros. Alan Moore les déconstruisait méticuleusement en expliquant comment ils pouvaient devenir des figures autoritaires et violentes, Geoff Clark et Gary Frank vont essayer de nous montrer qu’est-ce qui nous pousse malgré tout à en rêver. Un projet en apparence louable, mais qui sent que DC essaye surtout de nous la faire à l’envers en détricotant tout ce qu’avait fait le grand maître du comic book quand on apprend que les Watchmen seront cette fois en crossover avec… Batman et Superman.

Fusion des deux univers

Déjà, on pourrait s’interroger sur ce concept de base : vouloir faire se rencontrer l’univers DC et l’univers Watchmen, c’est comme vouloir faire se rencontrer le roi Arthur de Chrétien de Troyes et celui d’Alexandre Astier. Deux versions d’un même mythe, mais radicalement opposées, l’une étant celle classique, l’autre « postmoderne », à l’opposé de ce qu’on attend d’elle, mais qui en reprend suffisamment de caractéristiques pour qu’on parvienne à la reconnaître. L’univers DC vouait un culte absolu à ses super-héros ; l’univers Watchmen les a fait descendre de son piédestal. D’où un contraste de traitement du sujet qui aurait pu être évité si les deux auteurs avaient décidé de faire intervenir de nouveaux super-héros à l’intérieur même de l’univers Watchmen. Certes, l’univers DC après celui de Watchmen a dû s’assombrir, se montrer plus critique envers ses propres héros ; mais justement ! La critique politique à l’intérieur de l’univers DC fait doublon avec celle de l’univers Watchmen. À ceci près qu’elle est évidemment moins poussée.

Autant vous dire que pour garder un semblant d’esprit Watchmen, les deux auteurs ont opté pour un surplus de fétichisme à en faire pâlir un club libertin. Tous les gimmicks instaurés par Moore et Gibbons sont repris à la lettre : les gaufriers, les badges-smileys, l’absence d’onomatopées, les citations et autres multiples références, les marques fictives, les documents en appendice, l’horloge en fin d’épisode avec du sang qui dégouline dessus petit à petit… Merde, mais justement, quel intérêt ?! C’est le genre de trucs qui marche qu’une fois ! Quand tu découvres l’horloge dans Watchmen, d’abord tu comprends pas ce que c’est, puis le sens te vient petit à petit… Ici, on te met ça sous le nez juste pour te dire : « T’as vu ?! T’as vu comme je fais tout pareil que tonton Moore ?! Hein ?! T’as vu ?! » Attendez, ça me rappelle quelqu’un…

Oui, vous l’aurez bien compris : repomper à mort Moore et Gibbons sans en avoir le talent, ça ressemble comme deux gouttes d’eau au nanar de Zack Snyder. Mais bon, l’important, c’est les idées qu’on met derrière, pas vrai ? Et Johns et Frank en ont des meilleures ? Rassurez-moi ?!

Personnages

Doomsday Clock, c’est donc l’histoire d’Ozymandias qui, après quelques temps de prospérité, a vu échouer son plan pour sauver l’Humanité de son autodestruction. Il part donc à la recherche de la seule personne susceptible de l’aider, le Dr Manhattan. Ce faisant, il recrute un nouveau Rorschach, bien plus flexiflex sur son code moral que l’ancien, qui va l’aider dans sa folle équipée. Oui, parce que quitte à vous spoiler un peu, par la magie des dessinateurs DC, tout le monde ressuscite : Rorschach, Bubastis, et même le Comédien, dont on nous repasse d’ailleurs le combat qui l’avait mené dans la tombe. Purée ! On est dans Watchmen, un univers bourré de superslips plus ou moins foireux ! C’était pas compliqué d’inventer de nouveaux personnages ! On sent en plus que vous avez pris du plaisir à en faire, justement… J’y viens.

Car Ozymandias, non content d’avoir rallié le super-héros qui déteste le plus ses projets au monde et est prêt en théorie à n’importe quoi pour arrêter sa logique tordue, va aussi s’entourer d’un couple de malfrats psychopathes jouant les super-méchants. Et j’avoue qu’ils sont assez badass : Marionnette et le Mime sont des sortes d’Harley Quinn et le Joker chez qui il serait resté un peu d’humanité, gardant dans leur folie un brin d’empathie pour les opprimés, faisant le grand show en braquant les banques déguisés en pantins. Il y a même de l’humour noir absolument atroce, quand ils doivent récupérer un doigt tranché afin d’ouvrir une serrure à reconnaissance digitale, ou que Marionnette observe son mari de manière complètement blasée défigurer ses co-détenus avec la banane aux lèvres (zut, encore une expression avec un double sens… allez, je la garde, ça fera marrer mes collègues de Zipline). Mais ce genre de persos cartoonesques, est-ce qu’ils n’auraient pas davantage eu leur place dans un Batman ne cherchant pas à être réaliste, plutôt que dans l’univers froid et sérieux des Watchmen ?

Et le traitement de Batman, tiens… Il est tout ce qu’il y a de plus sérieux et réaliste, mais ils réussissent quand même à le foirer. Avec celui de Rorschach par la même occasion. Le nouveau Rorschach est noir, c’est plutôt une bonne idée : ça rajoute une épaisseur au personnage, dont on peut supposer que le racisme s’ajoute désormais à ses nombreux traumas (sauf qu’évidemment, c’est jamais traité). Mais ils révèlent ça de la pire façon possible : Rorschach voit des pancakes, mis bien en évidence, dans l’appartement de Batman. Pensez-vous qu’il se dise qu’il s’agit d’un piège ? Que dalle ! Il soulève son masque pour pouvoir les manger. Quand bien même il sait qu’il est (selon Ozymandias) une des deux personnes les plus intelligentes du monde, et pas forcément quelqu’un de très gentil. Tombant nez à nez avec Batman, celui-ci lui dit de sa voix badass : « Tu as mangé mes pancakes ». Et là, j’ai envie de dire au livre : Frère. Je comprends que tu veux faire de l’humour. Mais comment tu veux qu’on prenne ta blague au premier degré si le procédé qui t’y amène est déjà nanardesque ?

Cet esprit Watchmen, les auteurs parviennent malgré tout à le maintenir dans la première moitié du livre : mettre en scène un nombre restreint de super-héros, puis les approfondir par le biais de flash-backs et de questionnements sur leur identité. Et puis vient la suite où les héros de l’univers DC se multiplient comme des lapins et on se retrouve avec des pluies de persos là juste pour la figuration. On nous fait le même coup que pour Civil War, sauf qu’évidemment ça passe encore moins bien dans une suite à l’un des plus grands comics de tous les temps. Résultat des courses, on se retrouve à la fin avec un scénario qui n’a pas su boucler d’énormes trous dans l’intrigue : quand Marionnette et le Mime ont-ils acquis leurs superpouvoirs ? Comment l’Homme-Insecte a-t-il pu retrouver le masque de Rorschach ? Que vont devenir Firestorm et Pozhar ? À quoi aura servi Black Adam, à part rajouter des pages ? Et tant qu’on parle de ça, où est passé le Joker ? Ça y est, les héros de Watchmen ont perdu toute singularité, ils ne sont plus que les énièmes avatars de l’idéologie ricaine du catalogue de DC ; quand leur histoire avait une conclusion, ils se retrouvent désormais dans la course sans fin aux nouvelles aventures avec trois milliards de collègues, au moins deux BD connexes ayant d’ores et déjà vu le jour (DC Univers Rebirth (sic) et DC Univers Rebirth : Le badge). Et c’est sans compter le fait qu’il faudra sans doute rattraper trouze milliards d’autres comics pour enfin comprendre pourquoi le sort du Multivers tourne autour du nombril de Superman. Et qu’il y en aura sans doute autant le jour où les scénaristes s’apercevront que puisque le Docteur Manhattan peut modifier le passé, il va falloir justifier le fait de pourquoi il n’a pas empêché tous les problèmes du Multivers d’arriver depuis le début…

Et c’est là qu’on en vient à une erreur majeure, qui fait qu’à mon sens Johns et Frank n’ont pas compris l’œuvre de Moore : on passe à la trappe les personnages secondaires. Ou bien ils sont délaissés au profit des héros, ou bien ils deviennent des héros. Il y a une ou deux exceptions, comme un papy qui a l’air quand même pas mal lié aux Green Lantern, et le personnage de Carver Colman, acteur maudit destiné à mourir dans des circonstances mystérieuses ; mais pas question de s’attarder sur le sort des prolos. Là où Moore s’attachait à leur donner une psychologie, à les développer quasiment autant que ses protagonistes, de manière à montrer que la vie des petites gens était au moins aussi importante que celle des super-héros, ici on ne s’intéresse qu’aux gens qui sont sur le feu de la rampe. Exit tous les moments mélancoliques qu’avait au moins su conserver en partie le film de Snyder ! Exit les petits riens de la vie qui réunis ensemble brossaient le portrait d’une Amérique parallèle pourtant si proche de la nôtre ! Exit, enfin, l’impression que chaque vie pèse, que nous ne sommes pas simplement dans un boy’s club de superzozos déconnecté du monde réel. Partant de là, à quoi bon encore jouer la carte de la darkitude ?

Message

Bon, jusqu’ici, je me disais : Au moins, leur message de base va être quelque chose de gentil, de consensuel. Les super-héros, ils peuvent être méchants, mais des fois aussi ils peuvent être gentils. Je m’attendais pas à des prouesses intellectuelles, mais au moins à partager un ressenti en commun avec les deux auteurs : celui que si, comme le disait Moore en bon anarchiste, le fait de détenir un pouvoir que les autres n’ont pas peut vous amener à décider de leur vie à leur place, il est malgré tout sain de croire au merveilleux, rêver d’un monde où les gens pourraient faire davantage de choses que les êtres fragiles et mortels que nous sommes. Mais quand j’y pense : Alan Moore ne disait pas le contraire ! L’idée que les super-héros pourraient être de vrais héros, on la trouve déjà dans Watchmen : quand le Hibou et le Spectre Soyeux sauvent un immeuble d’un incendie, il n’y a dans cette scène ni critique ni sarcasme. On nous montre juste que ces deux héros, avec le savoir-faire et la technologie qu’ils ont faite leur, sont effectivement capables de sauver des gens sans rien leur demander en retour. C’est une de mes scènes préférées du comic : elle est simple, dépouillée, poétique même, et l’espace d’un instant, nous voyons le Hibou et le Spectre Soyeux reprendre le contrôle de leurs vies. Watchmen est une œuvre pessimiste, certes. Mais elle n’est en rien cynique.

Et là, ce qu’on nous apprend, c’est qu’au final, les super-héros ne sont que comme le masque de Rorschach : tout dépend de comment on les regarde, on peut y voir ce qu’on veut. Bon. Certes, on peut se réapproprier des symboles pour leur faire dire autre chose que ce qu’ils étaient de base, mais ça peut aussi permettre de propager de nouveaux mensonges (Rorschach en fait d’ailleurs les frais). Et ça ne répond pas franchement au questionnement d’Alan Moore : comment faire en sorte que nos héros ne deviennent pas puissants au point de devenir dangereux ? Or on fait comme s’ils restaient quoi qu’il arrive les gardiens de la paix : le docteur Manhattan arrive dans les toutes dernières pages résoudre tous les problèmes d’un claquement de doigts, tandis qu’Ozymandias qui avait un nouveau plan est évidemment aussi diabolisé que dans le film de Snyder (faire se conclure les choses par un deus ex machina alors qu’on a passé 800 pages à expliquer que ça n’arriverait jamais, c’est quand même un peu ballot).

Mais, bon…

Malgré tout, vous me connaissez, je suis bonne pomme et j’ai une grande fascination pour les œuvres malades qui s’imposent des défis désespérés et offrent quelques bribes de génie au beau milieu d’un océan de portnawak (sans doute parce que c’est l’histoire de ma vie, en fait…). L’origin story de Marionnette et le Mime raconte le sort des immigrés dans une Amérique pas si éloignée de celle bel et bien existante, et donne un peu de visibilité à des minorités passant sous le radar. De même, j’ai été ému par le développement de Byron Lewis, l’Homme-Insecte, personnage de figuration chez Alan Moore qui atteint ici une belle épaisseur, et offre au livre ses quelques trop rares réels moments de mélancolie. Enfin, l’idée d’ajouter de mêler des personnages d’actualité aux histoires super-héroïques ajoute un aspect géopolitique relativement original et réaliste : ce n’est quand même pas tous les quatre matins qu’on voit Gotham City et Vladimir Poutine dans le même bouquin, non ?

Conclusion

Doomsday Clock est une œuvre faussement profonde, un symptôme en plus de notre incapacité à renouveler la pop-culture occidentale, un carnage en règles d’une des plus grandes BD étasuniennes. Alan Moore ne pourra même pas se retourner dans sa tombe puisqu’il n’est même pas mort. Et pourtant, vous savez quoi ? Je ne lui en veux pas. Parce que l’histoire est rythmée, possède quelques trouvailles intéressantes, et que je savais dès le départ que faire une suite aboutie à Watchmen, à moins d’avoir le génie d’Alan Moore, ne pouvait qu’être casse-gueule.

Ceci étant dit, de grâce, tenez-vous écartés des histoires de superslips, car on y trouve de moins en moins de qualité alors qu’elles croissent de façon exponentielle. Alors, suivons les conseils d’Alan Moore : créons de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires, sortons des sentiers battus de l’imagerie dominante. Car après tout, c’est pour notre culture…

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