L’épique. Cette sensation d’ivresse projetant le corps et l’esprit vers un cyclone d’émotions, d’actions, de mouvements, la découverte du monde dans ce qu’il a de plus cru, de plus sublime, de plus grandiose. Durant des siècles, les épopées ont donc raconté ce que l’être humain connaissait de plus intense, des exploits guerriers au sein de guerres rarement justes. Aujourd’hui, à présent que l’on se méfie des chefs et que la violence est de plus en plus questionnée, on pourrait penser que cette manière d’envisager le réel est à jeter aux oubliettes. Certains s’entêtent et offrent un divertissement à l’ancienne totalement décomplexé. D’autres tentent de le réinventer en offrant à ses héros de nouvelles sortes d’exploits. À l’instar de Baku Yumemakura et Jirō Taniguchi, qui ont ainsi consacré cinq volumes de 300 pages à ceux que l’on surnomme « les conquérants de l’impossible ».

Le Sommet des Dieux, c’est donc l’adaptation du roman du premier de nos deux compères en manga par le second, avec le trait particulièrement précis et réaliste qu’on lui connaît. La haute montagne nous apparaît dans toute son immensité, sa complexité, et parfois même sa terreur. Car ce que vont y chercher les héros que nous suivons, les alpinistes, c’est bien braver ses régions les plus dangereuses. Être les premiers à réaliser des exploits extraordinaires, poser le pied là où nul autre ne s’est jamais aventuré. Quitte à en mourir.

Or quelque chose obsède les alpinistes : George Mallory, porté disparu lors de son expédition, est-il le premier à avoir foulé le sommet de l’Everest ? Seul, épuisé, et ayant vraisemblablement décédé peu après, il portait avec lui un appareil photo qui pourrait bien faire en sorte que la question, elle soit enfin répondue. Et cet appareil photo, sans qu’on sache trop comment, se retrouve entre les mains de Fukamachi, qui tente de remonter la piste jusqu’à son ombrageux ancien propriétaire, Habu Jôji. Bien évidemment, une telle découverte n’est pas sans déclencher quelques vocations subites pour guérir l’anorexie de son portefeuille, et rapidement les deux hommes vont se retrouver avec la pègre népalaise sur le dos. Mais les méchants sont évacués peu après la moitié du récit, et nous n’aurons la réponse à la question initiale que dans les toutes dernières pages : l’enjeu principal, ici, va se révéler bien plus existentiel.

Comme pour La Horde du Contrevent, braver la nature dans des questionnements extrêmes va être une occasion pour les personnages de se questionner sur le sens de la vie. Arrachés à une modernité confortable, ils vont voir leur existence réduite au motif le plus essentiel : survivre. Survivre, et pour quoi, finalement ? Continuer de souffrir ? Les fantômes des anciens alpinistes semblent bien exister, et il serait peut-être agréable de les rejoindre. Mais voilà, on pose le pied suivant devant l’autre, sans trop savoir pourquoi, qu’est-ce qui nous motive à ce point à continuer un combat absurde. Et c’est en s’acharnant dans cette lutte perdue d’avance que les êtres humains finissent par écrire leurs légendes.

Le Sommet des Dieux constitue donc un énorme morceau de bravoure. Pour qui comme moi n’est pas un grand amateur d’alpinisme, il sait pourtant se montrer accessible et passionnant. Épuré de toute fioriture, brut et terriblement sincère, il raconte l’histoire d’hommes préférant se couper de la société pour s’acharner dans une quête inutile plutôt que de capituler face à une existence médiocre. Je n’avais jusqu’ici jamais parlé de Jirō Taniguchi sur le blog : la simplicité de ses histoires avait tendance à me lasser. Mais ici, cette même simplicité lui permet d’accéder à l’universel. Une raison de plus pour m’intéresser davantage à l’univers du manga, car après tout, c’est pour ma culture…

Laisser un commentaire