Livre lu pour le challenge 2024 — 3e palier

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Dans le sillage de Damasio, bon nombre de nouvelles voix ont pu se faire connaître pour leur approche expérimentale de la SF, déstructurant les phrases et les paragraphes, s’affranchissant le plus possible des tropes, mêlant leur récit à énormément de fantasy / fantastique / horreur, dans une veine qui n’est pas sans rappeler (toutes proportions gardées) China Miéville à l’outre-Manche, lui aussi d’ailleurs très porté sur les messages politiques de gauche radicale. Vous connaissez très sûrement Sabrina Calvo ; mais vous avez peut-être entendu parler de luvan (eh oui, sans majuscule alors que je déteste ça, ça fait vraiment titre de groupe de post-rock à deux balles). Ayant publié à un nombre impressionnant de maisons différentes, cette autrice a vu son premier recueil de nouvelles, CRU, se faire publier à la minuscule maison d’éditions Dystopia Workshop, qui nous livre là un superbe livre-objet, que ce soit pour sa solidité comme pour son graphisme, original tout en restant parfaitement lisible. Je l’avais acheté aux Intergalactiques d’il y a deux ans, par curiosité (et puis, soyons honnêtes, pour le prix). Or, si luvan écrit bel et bien de la SF, il me faudra plusieurs dizaines de pages pour comprendre que ce livre… n’en fait pas partie.

En effet, CRU se compose essentiellement de récits d’exploration et de fantastique voire de réalisme magique, et le long texte final, une novelette intitulée Le rapt, tient quant à lui du polar. Deux nouvelles laissent entendre qu’elles se passent dans le futur (dans l’une le Liban s’est effondré, dans l’autre le monde croule sous les guerres — notamment bactériologiques), mais comme aucun élément scientifique n’est développé de près ou de loin, il s’agit plutôt d’anticipation. Ce qui n’a rien de grave puisque la plupart des nouvelles peuvent ainsi nous emmener au cœur de l’un des pays fétiches de l’autrice : la Suède (et notamment sa partie lapone, dont le peuple indigène sami demeure bien trop méconnu sous nos latitudes). Difficile de critiquer ces textes individuellement tant ils forment un tout : d’une nouvelle à l’autre vous allez voir revenir les mêmes thématiques, la violence, la solitude, le froid, l’impression que le monde se désagrège autour de vous sans que vous puissiez rien y faire. On ne rigole pas franchement chez luvan / Luvan. Ça tombe bien : le monde n’a rien de bien rigolo.

L’érudition de l’autrice sur la géographie internationale est un des grands intérêts du recueil, et j’avoue avoir appris beaucoup de choses. Mais surtout, le travail d’ambiance est permis par une prosodie très travaillée, découpant des phrases en plein milieu, usant de majuscules, de sauts à la ligne, de points solitaires ou même de mots barrés plusieurs fois. Les textes les plus réussis sont ainsi les deux plus courts, car également les plus travaillés — ce qui les fait davantage se rapprocher du poème en prose que de la nouvelle. Luvan n’en fait jamais trop dans la ponctuation : ces trouvailles ne paraissent jamais gratuites, même si je n’ai pas compris le sens d’une ou deux d’entre elles (mais je crois que l’éditeur a aussi fait deux-trois coquilles 🤓).

Par contre, le recours systématique à l’ellipse, à la métaphore, au flash-back et à l’in medias res est beaucoup plus discutable : s’il permet de partager le sentiment de perdition des personnages, il rend certains textes opaques voire tout simplement imbitables. J’ai vu passer des avis de lecteurs disant : « On y comprend rien donc elle écrit trop bien » ; moi, je pense surtout qu’il y a un problème de clarté. Et ce problème culmine dans le très lent texte final, où je n’avais qu’une seule envie : que ça s’arrête enfin.

Bref, CRU est une jolie petite trouvaille, mais de là à parler d’un chef-d’œuvre, il y a un pas que je ne franchirai pas. Et même si vous connaissez mon amour pour La Horde du Contrevent, j’avoue me sentir toujours aussi hermétique face à la Damasiosphère : tantôt très frontale dans ses idées, tantôt sibylline dans sa forme, il s’agit d’une école littéraire qui, si elle est passionnante à analyser, reste somme toute bien moins ma came qu’une littérature plus classique, mais aussi plus universelle. Malgré tout, il y a des chances que je me décide à lire un jour Les Furtifs, car les retours et entretiens de l’auteur me laissent penser au final que le mélange Imaginaire débridé / littérature engagée sera mieux distillé que dans La Zone du Dehors, en raison des nombreuses utopies et bizarreries qu’on y croise en cours de route. Et puis bon, c’est pour ma culture…

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