Vous connaissez le mantra : d’un côté il y a ceux qui disent que les films français, c’est forcément de la m****, et donc qu’il ne faut même pas espérer que les producteurs français quittent leurs bonnes vieilles comédies bas de plafond pour se mettre à faire du cinéma de genre. Et puis il y a ceux qui pensent que le problème vient de l’œuvre en elle-même plutôt que de la nationalité de ses concepteurs, et donc qu’un film français n’est théoriquement pas obligé de se placer sous la trinité Kev Adams / Jeff Tuche / Christian Clavier. Je pense la seconde hypothèse un peu plus vraisemblable.

Avec ma vidéo sur Wrong (qui est le gros outsider de mes tops 2019 — on en reparle dans un article susceptible de faire un peu plus de vues), j’avais fait un peu vite la besogne en déclarant que les français avaient autant de chances de faire de la qualité que les américains. Oui, mais. Tout d’abord, il y a les impératifs du marché de la nationalité qui nuisent à la production d’œuvres à contre-courant (les comédies pourries rapportent, donc tu fais que ça), ensuite il y a la culture qui est un facteur déterminant au contenu de l’œuvre : la qualité peut se trouver au rendez-vous mais ne pas parler au spectateur car il sera habitué à un autre système de la gestion de la mise en scène, de l’éclairage, du scénario, ect. Ainsi nous avons d’un côté les films étasuniens ou inspirés de la méthode US, basés sur la gestion de l’action et de la rythmique et l’implacable fusil de Tcheckov ; le récit s’y définit comme une construction dont le sommet constitue le final et qui doit paraître dépouillée de tout élément superflu. Dans la méthode européenne, on observe une toute autre tendance : il s’agit avant tout de faire vivre les personnages, de montrer leurs réflexions intimes, les micro-évènements, quitte parfois à devenir hermétique. Je pourrais m’étendre davantage dessus en vous faisant un exposé d’après mon sensei M. Mendola, prof de CAV au lycée Léonard de Vinci… Mais ce serait bien trop long et bien trop hors-sujet.

Et ça explique pas mal de choses. D’un côté on a le risque d’accoucher de blockbusters débiles avec presque pas d’émotions mais toute l’emphase mise sur l’action, d’un autre on a le risque de produire un drame français chiant comme la mort qui lui mise tout sur les dialogues. Et le public veut de l’héroïsme, donc il se tourne vers plus facilement vers les amerloques. D’où l’expression : « boring like a french film ». À partir de ce moment, vous avez en France deux possibilités :

  • prendre la méthode US et y mêler quelques brins de french touch, ce qui semble le plus indiqué, mais pas forcément le plus abouti. Vous pouvez réussir à créer une  intrigue et une imagerie de blockbuster tout en y ajoutant un aspect plus que novateur car votre pays ne possède pas l’aura de l’Amérique triomphante et se fera par conséquence plus terre-à-terre, mais vous faire allumer quand même par (du moins une certaine frange de) la critique (Le chant du loup) ; vous pouvez faire une construction de scénario à la Nolan avec une dimension esthétique importante, au risque d’accoucher d’un résultat brouillon et très mal reçu (Vidocq) ; vous pouvez enfin laisser complètement tomber le côté français pour adopter le côté US avec des acteurs américains, mais à trop vouloir imiter sans forcément détenir le savoir-faire, votre film pourrait vite ressembler à une caricature de grosse franchise (Valérian & la cité des 1000 planètes) ;
  • prendre la méthode « film français » et jouer la carte à fond.

Et c’est justement le parti pris de Préférence système, qui… Pardon, c’est pas un film mais une BD ? Oui, mais ça y ressemble sauf que ça bouge pas : on trouve quand même des choix de cadrage, de rythmes, de couleur ; de sorte que j’ai du mal à voir l’interêt de certains projets d’adaptation de BD en film comme Ces jours qui disparaissent par exemple (c’est le réal de Palmashow qui s’y colle, un choix… ma foi original).

Et c’est justement le parti pris de Préférence système, qui fait du pur drame français avec de la SF, parlant ainsi de notre monde et son devenir tels qu’ils sont perçus par le français contemporain… et comment dire ? Y’a du pour et y’a du contre.

Analyse

Donc Préférence système, c’est l’histoire de Yves Mathon, qui bosse pour une boîte afin d’effacer les données informatiques devenues inutiles à stocker. Parce qu’on a beau être dans le turfu, bah fatalement un jour ou l’autre on a plus assez de matériaux pour fabriquer assez de disques durs. Sa femme, elle, bosse pour une web-série sponsorisée sur Playmobil, et leur droïde domestique porte leur gosse dans un utérus artificiel en remplissant son rôle de néo-épouse Moulinex. Tout va bien dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où on lui demande de supprimer 2001, l’odyssée de l’espace… Et on va dire que ça lui plaît moyen.

Préférence système, c’est donc l’histoire de notre passé, qu’est-ce qu’on conserve d’autrefois, qu’est-ce qu’on garde de notre humanité. Ce qui s’exprime de deux manières différentes : d’un côté un questionnement sur qu’est-ce qui fait qu’on est pas des robots (surtout quand les robots ont l’air plus humains que vous), d’un autre la disparition de la culture et des connaissances d’autrefois et des opinions divergentes au profit de la culture mainstream. L’aspect contemplatif met l’accent sur la nature face à un monde de plus en plus aseptisé, et en même temps complexe et incompréhensible. Qu’est-ce qu’on va garder de tout ça ? Comment on doit construire notre monde ?

Classique mais beau

C’est un pari risqué car la thématique du robot qui s’humanise, on l’a vue des centaines de fois, déclinée de toutes les manières possibles, que ce soit avec la saga Blade Runner, la saga Star Wars, la saga Terminator (note du 17/07/22 : mais surtout comme je m’en rendrais compte après coup : les Robots d’Asimov, Star Trek)… Comme tous les tropes littéraires, il devient difficile au bout d’un moment de le réinventer, d’y dénicher un nouvel angle ; le thème reste en retrait durant la première moitié du livre et on s’interroge sur si l’auteur va réussir son coup. Sans compter que l’œuvre souffre légèrement du syndrome du film français bavard : Ugo Bienvenu sait laisser parler le silence, mais par moments ses personnages dissertent beaucoup. Et c’est quelque chose qui m’avait déjà chiffonné dans de la SF transhumaniste française comme Transparence : on se retrouve avec quelques passages de longs monologues soutenus, peu réalistes dans un univers qui tend justement à l’être, à nous montrer la vie de tous les jours plutôt que l’iconiser comme le cinéma étasunien.

Bref, voilà qui risque de rebuter mon public habituel. Pourtant, c’est sans compter des atouts franchement inattendus :

  • premièrement, l’aspect graphique. Avec l’avènement du tout-numérique s’est forgée dans l’imagerie populaire l’idée d’un avenir propre, lisse et sans fioritures ; ici, le monde moderne se fait tellement aseptisé qu’il en devient inquiétant. Les casques futuristes sont grotesques et difformes sans jamais qu’on n’en explique l’utilité ; les textures luisent bizarrement, dénuées de toute aspérité humaine ; les robots inspecteurs mais aussi celui du final se trouvent en pleine vallée de l’étrange avec une laideur géométrique et dans leurs couleurs mettant mal à l’aise. Le rôle pour la dystopie de déranger est donc ici respecté par ce côté kafkaïen et rigide, qui se traduit également par les planches de format carré et les dessins façon « fil-de-fer ».
  • deuxièmement, le côté vie en entreprise. Outre l’originalité d’un monde où le nombre de données deviendraient limité, l’auteur nous montre des cadres paternalistes, qui se veulent sympathiques, qui vous disent quoi faire et quoi penser : on culpabilise les employés, on surveille tout, et les gens ne trouvent plus de sens à ce qu’ils font.
  • et enfin, le retournement de situation au milieu du récit. À ce moment, on entend presque l’auteur nous dire : « Tu l’avais pas vue venir, celle-là, hein ? » Et c’est tant mieux. Parce qu’en plus d’une prise de risques qu’on voit pas tous les jours dans les fictions standard, on bascule d’un coup dans quelque chose de beaucoup moins bavard, de beaucoup plus introspectif, retranscrivant la psychologie des différents personnages avec une grande justesse dans la mise en scène, aussi bien dans les silences que les dialogues.

Là où nous croyions que le héros serait Yves, c’est finalement son robot qui prend le devant de la scène et parvient finalement bien à réinventer au moins en partie le processus d’humanisation. Dès la première planche, nous constatons son évolution de manière intime : d’abord découvrant la vie et les savoirs qu’elle contient, puis devenant enceint et donc la créant, et enfin en éduquant la fille pour créer une dernière étape de son cheminement qui survivra à sa mort : celle de la transmission. Et une histoire aussi universelle, même si j’ai pas vraiment eu d’empathie pour les personnages, je dois reconnaître que c’est superbement mis en scène et pas du tout cliché.

Conclusion

Bref, Préférence systèmes ne m’a pas entièrement convaincu : c’est une expérience sensorielle qu’on aurait pu pousser bien plus loin, un drame psychologique qui aurait pu être plus poignant. Mais je reconnais aussi que c’est pas la même génération, et que je serais sans doute plus sensible à l’aspect humain si j’avais été un adulte qui a vu notre monde se transformer pour de plus en plus nous échapper des doigts.

Quoi qu’il en soit, Ugo Bienvenu nous prouve une chose avec cet ouvrage : vous avez pas d’argent pour faire un film de genre français ? Faites-le en BD ! Et avec ça on arrivera peut-être à casser quelques stéréotypes sur l’idée que les français sont incapables de faire de la bonne SF ou du bon cinéma et les gens accepteront enfin de financer autre chose avec leurs impôts que Rendez-vous chez les Malawas. Ça pourra pas faire de mal à leur culture…

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