Comme trop de bonnes œuvres de fiction se font chroniquer ces temps-ci, j’ai choisi de ramener le niveau à la normale en me fendant de mon petit mot sur La Bouze, pardon, La Beuze, une de ces rares comédies françaises avec Le Baltringue et Les Bronzés 3 à être si mauvaises qu’elles en sont devenues cultes. Pas parce qu’elles étaient spécialement nanardesques, non : de ce côté-là, l’Hexagone a été plutôt bien fourni avec des chefs-d’œuvres comme Le Führer en Folie ou Mon curé chez les thaïlandaises. Là, on parle vraiment du fond des égouts des programmes nocturnes de NRJ12, des navets tellement navets qu’ils sont devenus en quelque sorte des cas d’école de comment le budget (Dieu merci) très élevé réservé à l’industrie filmique en France se fait bouffer par quelques bonshommes qui ont les bons contacts, plutôt que d’aller à de pauvres petits artisans qui ne font de mal à personne (à tout hasard, cette petite association très sympathique qu’est Zipline Studio — à vot’ bon cœur, m’sieurs-dames…).

Mais tout est-il vraiment à jeter dans La Beuze ? Après tout, le film possède un atout de masse en la personne de Michael Youn, génie de l’humour bébête ayant percé grâce à l’émission parodique du Morning Show, un de ces spectacles devant lesquels vos neurones se désagrègent doucement tout en laissant votre bouche s’épanouir en un ricanement niais. Le futur père du très réussi Fatal, héritier de la beauferie des comédies étasuniennes (voire plagiaire selon ses détracteurs) n’est pourtant à l’époque que cantonné à des productions boiteuses dans le domaine du grand écran : on le trouve par exemple dans le rôle-titre du projet aberrant d’adapter Iznogoud en long-métrage (ce que Tabary n’a jamais compris, c’était que les histoires écrites par Goscinny fonctionnaient parce qu’elles étaient courtes…). Pire encore, quand vous voyez qu’au scénario est crédité Philippe « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » de Chauveyron, vous vous dites que l’heure et demie à venir va s’avérer assez… laborieuse.

En fait, La Beuze n’avait pas seulement du plomb dans l’aile à cause de ce dernier individu, mais elle était paradoxalement minée dès le départ par certaines bonnes intentions. Mélanger comédie musicale, film de gangsters et stoner movie avec une touche de paranormal, ou encore une bande-son empruntant au rap et au funk, mais aussi aux variétés françaises, c’était très casse-gueules pour obtenir un tout avec une esthétique cohérente, ou allant au moins jusqu’au bout d’un de ses partis pris. J’aime les films hybrides et mélangeant un peu tout à la bonne franquette (le cinéma indien nous en offre de superbes exemples avec des masalas comme Jawan) ; mais c’est tout un art de mélanger les genres même en assumant de faire un gros patchwork. Mettons que je fasse un cocktail de romance, comédie, thriller et film de gangsters : il faudra que je fasse régulièrement revenir dans le récit des tropes de ces quatre genres, de peur de décevoir une partie du public, ou alors que je les fasse surgir dans des moments inattendus, de manière à ce qu’il évite de se complaire dans ce qu’il regarde. Voire même, si deux genres sont trop éloignés (par exemple, avec Le dernier pub avant la fin du monde : la comédie et le film de body snatchers), on obtient un high concept auquel il ne faut surtout rien rajouter de peur d’accoucher d’un monstre de Frankenstein. Ou bien alors on peut seulement rajouter un genre très proche d’un des deux autres (par exemple, Shaun of the Dead mêle comédie et films de zombies, mais aussi romance, un genre s’hybridant régulièrement avec la comédie).

Le trop-plein d’ingrédients du film se ressent dès la chanson d’ouverture d’Alphonse, notre malchanceux antihéros qui veut réussir dans un nouveau genre musical qu’il a inventé (un mélange de rap et de funk, donc) : le frunkp. La chanson a un objectif clair et précis : faire découvrir ce nouveau style. Sauf qu’elle en a un deuxième : montrer le melon du personnage. Sauf qu’elle en a un troisième : parodier le son des tiékars en présentant Le Havre comme une ville de gros rappeurs virils. Ajoutez à ça qu’il faut rappeler au passage qu’Alphonse se prend pour un noir (et pas n’importe lequel : le fils caché de James Brown), et vous obtenez un gloubi-boulga indigeste, bien pâle précurseur de ce que Youn parviendra à faire plus tard en parodiant l’egotrip du rap et le chauvinisme avec le personnage de Fatal et son fameux album T’as vu ?. Sans compter que la mise en scène est catastrophique : après un long teasing pour rien (on s’attend à un running-gag empêchant à chaque fois Alphonse de présenter sa chanson, mais ça s’arrête avant de devenir absurde), on voit notre cher frunkpeur débiter son texte sans queue ni tête au milieu de jeunes filles en bikini, soit une minute de plans à gros lolos dépourvus du moindre gag.

Et le film s’invente tellement de règles qu’il s’y noie complètement. Au lieu d’un seul méchant, nous en avons trois distincts, mais sans rien pour les distinguer dans leur psychologie ou leurs motivations : le chef de la pègre noire du Havre, des nazis cherchant à récupérer une drogue qui les rendrait invincibles, et un flic particulièrement vénère sur le trafic de stupéfiants. Cette drogue, c’est de la beuze, autrement dit du cannabis, sur lequel tombent par hasard Alphonse et son pote Scotch, qui décident de la dealer afin de financer leur carrière musicale. Premier essai de la marchandise : Scotch s’imagine se prendre une baffe par un rugbyman (ce qui sera un running-gag pour le coup vraiment bien exploité dans le reste du film), mais tout d’un coup il se prend pour un champion de natation… avant de changer brusquement d’avis et de faire du patinage artistique. Or un décalage entre deux situations ne suffit pas à provoquer un gag : il faut qu’il soit suffisamment grand pour faire rire. On n’en trouve pas pendant la longue scène où Scotch enchaîne les figures de patinage sous les vivats de son public imaginaire, il n’y en a un qu’à la toute fin quand il se réveille couvert de boue en broutant de l’herbe au bord d’une route.

Si les gags n’ont pas le sens du timing, ce n’est pas le cas non plus du reste. Alphonse et Scotch vivent la traditionnelle engueulade de buddy movie au bout de seulement 20 minutes de film, puis se réconcilient avant même d’avoir traversé des épreuves ensemble. Le méchant flic est présenté au bout de 40 minutes sur 90, soit presque à la moitié de l’histoire. Viennent également nombre de moments embarrassants où il faut combler du vide avec n’importe quoi, et où on s’imagine une nouvelle fois qu’il suffit de montrer quelque chose changeant de l’ordinaire pour que ce soit drôle : assommer une petite vieille, tordre des roubignoles (naturellement avec un gros plan), manquer de violer un ami sous l’emprise des stupéfiants…

Ceci dit, jusqu’ici, tout ce que je vous ai évoqué tient juste de la maladresse. Passé le cap des défauts techniques, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine affection pour ces deux loubards, rarement en rade de punchlines (« Oh, ça va, j’en fume que vingt paquets par jour ! », « Bon, j’te laisse, j’vais faire l’amour avec les vagues ! »), ni de grimaces (conformément à ce qu’on pouvait attendre de Michael Youn). Le passage où Alphonse et Scotch ânonnent Neun und neunzig Luftballons en conduisant fait penser à ce genre de moments de complicité qu’on a tous traversés à l’adolescence, où l’on enchaîne les pitreries entre potes sans se soucier d’un éventuel regard externe ; dans le final, on trouvera deux-trois retournements de situation tellement absurdes de stupidité qu’ils en deviennent géniaux ; des surjeux et des effets pas du tout subtils pour présenter les méchants (comme l’orage à éclairs en forme de croix gammée) sont même tellement lunaires qu’ils parviennent enfin à injecter un peu de nanardise. Et c’est ce qui me fait éprouver une légère sympathie pour le film, car faire les guignols à l’écran dans un scénario généreux jusqu’à l’excès, c’était exactement le genre de choses que je faisais quand je bricolais des courts-métrages au lycée avec quelques amis assez masos pour me suivre.

Le problème, c’est que Philippe de Chauveyron fait bien comprendre que lui n’aime pas ses personnages. Prenons celui du flic anti-drogues : s’il montre clairement que la police en effet use de violences inutiles contre les consommateurs, au final sa haine des drogués est clairement montrée comme individuelle, due à un traumatisme d’enfance, et non pas le fruit d’un système de pensée collectif ; sa psychologie reste simpliste tout au long de l’histoire, ce qui empêche en plus le film de faire une satire des institutions qui aurait pu constituer une critique intelligente. Les héros eux non plus n’évoluent pas durant le film : à la toute fin, ils se retrouvent exactement à leur point de départ, sans punition ni récompense, et juste l’abattement de rester des losers. Le scénario les laisse errer comme s’ils ne méritaient rien d’autre. Enfin, le racisme de Chauveyron s’exprime cette fois-ci dans son traitement des personnages noirs, qui sont systématiquement ou bien des méchants ou bien des PNJ. Face à leur cruauté froide et cynique, Alphonse passe pour un gars à peu près correct : dans le monde merveilleux de Philippe de Chauveyron, le seul Noir à être bien est un Blanc.

Bref, La Beuze mérite en grande partie son statut de très mauvais film, mais se fait quand même sauver à quelques moments par les bouffonneries de Michael Youn, pour peu qu’on soit un tant soit peu fan de l’acteur. Il en résulte un moment paradoxal, pas forcément désagréable mais où l’on éprouve en même temps l’impression de se faire profondément entuber par un scénario en roue libre, auxquelles se greffent des idées franchement plus problématiques (d’autant plus quand on traite de musiques venant des milieux noirs).

Et parce que le cinéma français mérite mieux que ce carnage esthétique, j’ai envie de vous conseiller un autre film qui met en scène le racisme, mais de façon très différente : Chez nous, un petit drame de Lucas Belvaux, où une femme qui ne ferait pourtant pas de mal à une mouche se retrouve propulsée candidate d’un RN éco+, et où elle va de fil en aiguille se retrouver mêlée avec le pire de l’extrême-droite. Alors certes, on rigole moins, et des fois aussi on aimerait que ça aille plus loin, mais ça montre des persos attachants, ça ne prend pas son sujet à la légère, et puis ça fait toujours un plus dans votre culture…

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