Je ne suis pas linguiste, mais. C’est comme ça qu’en total amateur, qui n’ai eu qu’un an de cours en Lettres & Arts et pas franchement potassé beaucoup de bouquins de ce côté, j’avais tout de même remarqué un engouement pour certains mots dans des milieux que je n’appréciais pas vraiment ; c’est ce que j’essayais d’expliquer dans cet article. Je faisais remarquer que mon propre camp politique (la gôche) avait elle aussi parfois tendance à utiliser des mots-coups de poing pour faire passer ses idées ; après tout, il s’agit d’une stratégie rhétorique comme une autre afin de convaincre son public. Néanmoins, l’art du discours ne doit pas éclipser celui de la réflexion, et le problème est que l’extrême-droite, qui parce qu’elle appelle en permanence à la violence et à l’intolérance est le seul camp politique dont je n’accepte pas la présence sur ce blog, emploie elle aussi cette tactique, créant tout un dictionnaire de mots fourre-tout (la fameuse novlangue qu’elle reproche aux autres… ; et que j’aime appeler la fashlangue pour souligner son aspect fasciste). Et, là où ça devient grave, c’est que je me suis rendu compte que certains mots typiques de l’extrême-droite se répandaient dans le langage de toutes les autres sphères politiques, jusque dans nos vies privées. Y compris la mienne.

Au départ ça me semblait normal, des termes qu’on utilisait assez souvent entre amis ou sur Discord ; mais je ne pouvais pas m’enlever de la tête qu’ils étaient quand même souvent employés avant tout dans la fachosphère. Voire même, qu’ils pouvaient tout bonnement relever du racisme ordinaire.

Prenons « bobo », qu’à présent tout le monde utilise : c’est sans doute le moins grave mais il est devenu si récurrent dans la sphère nationaliste (si ce n’est pas d’ailleurs elle qui l’a inventé), que la contraction de « bourgeois-bohème » évoque désormais inévitablement le riche centre-gauchiste du XVIe, éloigné de la plèbe et incapable de la comprendre. Un sociotype bien défini, qu’il m’arrive de blâmer, mais que vous incarnez désormais systématiquement pour certains dès lors que vous émettez la moindre pensée un peu trop intellectuelle.

Ensuite il y a « SJW ». Il m’est arrivé d’utiliser ce terme pour râler après des véganes voulant interdire la muselière aux rottweilers et aux bergers allemands (et pour ceux qui ne connaîtraient pas encore mes anecdotes de promeneur solitaire, je peux vous garantir que c’est une très mauvaise idée), ou des militants qui trouvent scandaleux le simple fait qu’une réalisatrice blanche fasse un film sur les noirs (il reste vrai, cela dit, qu’il n’est pas normal qu’il y ait relativement peu de films où les discriminés parlent de leur propre cause ; ou qu’un blanc, parce qu’il en possède une connaissance avant tout théorique, risque plus facilement de se planter, ce qui rejoint ce que je disais sur l’appropriation culturelle). Seulement, voilà : je m’en servais pour qualifier des dérives de l’extrême-gauche (autrement dit des extrêmes d’extrêmes), mais presque toujours, « SJW » désigne n’importe qui voulant un peu plus d’égalité avec ceux qu’on oublie trop souvent. Tu veux un film où les femmes noires font autre chose que chanter du gospel par-dessus les Moulinex ? Espèce de petit SJW droit-de-l’hommiste vendu aux journalopes !

« Beurette à chicha »… Comment dire…

Bon, vous voyez Karima, de John Rachid ? Bah c’est exactement ça. Le cliché de la banlieusarde au cerveau embrumé par des vapeurs peu familières de la police (encore que…), biberonnée à la R’n’B et obsédée par les réseaux sociaux, bref tous les clichés que véhiculent NRJ12 et compagnie. Quand c’est fait par quelqu’un qui prend son milieu social en autodérision, on en rigole. Mais outre le fait que « beurette » soit une insulte paternaliste et raciste tout droit venue du temps assez peu béni des colonies, le risque de ressasser ce cliché serait de finir par s’en servir pour désigner toutes les jeunes femmes arabes défavorisées par leurs origines ou leur classe sociale. Sans compter qu’étant étudiant à la fac, je peux vous dire que j’ai rencontré ce genre de personnes, leur insertion reste encore chaotique et pénible.

Bref, quel avenir pour ces mots ? Eh bien je pense qu’il ne faudrait plus les utiliser que pour l’ironie et le second degré. Certains, moins problématiques que d’autres, peuvent encore voir leur usage subverti : vous avez noté que j’emploie encore de temps en temps le terme « bobo », pas pour m’en prendre à la bourgeoisie progressiste, mais bien celle réactionnaire qui se vante d’être moderne en raison de son libéralisme économique. En tout cas, plus le temps va passer, et plus on risque de nous demander des comptes quand on les emploiera publiquement. Comprenez bien que je ne suis pas contre les clichés humoristiques, mais il ne faut pas oublier qu’ils possèdent toujours une dimension politique : dire que votre banquier est un bonhomme rebondi en costard-cravate avec une secrétaire sur les genoux, c’est rigolo ; s’en servir pour faire des raccourcis antisémites, ça l’est beaucoup moins.

Tout ça pour vous dire qu’on a tous, moi le premier, tendance à l’amalgame et qu’une appellation a priori anodine peut en fait relever d’un vocabulaire fascisant. Soyez donc gentils quand vous trollez les gens sur les serveurs, comportez-vous en citoyens éclairés quand vous lancez des pavés, bref continuez de vous remettre en question en même temps que vous défaites les arguments des autres. Après, je dis ça, c’est pour votre civilisature…

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